CHAPITRE III

 

Un gendarme aux gants blancs vient se poster au carrefour et l’on sait que c’est dimanche. De la fenêtre de sa chambre, Fouquet observe ce mannequin de l’ordre au centre de la place du 25-Juillet, dans une impassibilité d’épouvantail. Les passants et les véhicules s’en éloignent ; seule son ombre va tourner autour de lui jusqu’au soir comme la flèche projetée d’un cadran solaire. Quand un képi difforme s’allongera vers la façade de l’hôtel, il sera onze heures ; les cloches sonneront pour la messe.

Fouquet, cotonneux, est affalé devant sa table. S’il se recouche, il ne descendra pas de la journée. En pareille circonstance, les experts préconisent de reboire un verre « du même » pour étaler, renouer le passé à l’avenir. Ces matinées sont des rééducations perpétuelles. Fouquet essaye de travailler pour ne pas penser à la lettre de Marie qu’il n’a pas encore ouverte, qu’il a glissée sous la rame de papier où il griffonne sans entrain, se déliant d’une obligation dans une autre, selon une méthode éprouvée.

« Projet de sketch pour une publicité jumelée : Sous-vêtement, lessive. En scène le cardinal de Richelieu. Il porte la plus grande attention aux propos que lui tient à l’oreille un capucin barbu, en qui l’on reconnaît le fameux père Joseph. Soudain, jaillit des coulisses un athlète définitif, vêtu d’un slip immaculé (on pourra recruter le personnage parmi les Apollons qui pullulent dans les concours de plage). Surprise admirative du cardinal qui révoque d’un geste son conseiller habituel et, désignant l’athlète, déclare au public : Je croyais que mon éminence était grise, mais le « sien » À la blancheur… (ici le nom du produit). Note à l’attention de M. O’Neill : cela est tout à fait navrant et il y aura évidemment des choses à mettre au point dans le texte de Richelieu. Vous me direz, en outre, que ça manque de femmes… »

Là-dessus, les cloches ont sonné. Depuis qu’il est à Tigreville, Fouquet assiste à la messe. C’est une façon d’apercevoir Marie autrement qu’en maillot de bain ; c’est aussi une habitude qu’il a prise lorsqu’il voyage loin de Paris, à l’étranger. L’église est une ambassade dont il se sent malgré tout le ressortissant ; on y parle le langage d’un pays qu’il reconnaît pour le sien ; il peut y demander aide et protection, faire enregistrer sa contrition des lendemains de cuite et en ressortir avec un visa prolongé. Visa pour quoi ? Visa pour continuer ? Un jour tout cela craquera. En attendant, il s’habille à la hâte, fourre la lettre de Marie dans sa poche. Rien n’est simple : le désir de savoir ce qu’elle contient peut le brûler d’un seul coup, pour peu qu’il s’en trouve moins indigne.

Apparemment, M. Quentin ne va pas à l’église le dimanche, mais il ne voit pas cela d’un mauvais œil. La première fois, peut-être a-t-il haussé les sourcils en déchiffrant sur Fouquet les signes d’un apprêt cérémonieux. Aujourd’hui il va se dire : « Décidément, ce garçon appartient à toutes les chapelles. » Fouquet hésite sur les marches de l’escalier, lorsqu’il l’aperçoit installé à son bureau, lisant derrière des lunettes qui jurent avec son visage de plein air. Il voudrait plaider que ce qui s’est produit la veille est un accident, que ses vagabondages à travers Tigreville empruntent d’autres cheminements, lui faire valoir une abstinence exemplaire de trois semaines. Ce serait trop en dire. Il arrive sur Quentin : « Excusez-moi pour cette nuit. » L’autre lève des yeux surpris, se contente de hocher la tête avec une moue d’approbation : « Ça va comme ça », puis il se replonge dans sa lecture. C’est tout. Gabriel est loin d’être soulagé. Parvenu au perron, il regarde encore cette montagne derrière lui, où il se trouvait il y a un instant, et qui est retournée à ses nuages. Il ne distingue déjà plus dans le paysage cette ouverture d’intelligence, de tendresse ou de mépris qu’il a sans doute rêvée. Ce bloc ne présente aucune faille. C’est probablement ce qu’Esnault appelle avec humeur la « moralité ».

L’église rafistolée, dépourvue d’autre caractère que celui de ses blessures, s’élève sur un rond-point entouré de boutiques aux couleurs vives où des commerçants, avec l’obstination de la marée, ramènent chaque matin en vitrine des objets surgis d’antres immémoriaux : mercerie ineffable, instruments orthopédiques, colifichets d’officiers de marine. Il paraît qu’en été les fidèles débordent jusque sur le parvis. La porte capitonnée qui retombe sur les talons de Fouquet fait un bruit de bouchon sur une bouteille à moitié vide. La nef est sombre, le chœur vaguement éclairé : on chuchote un peu partout, à l’autel et dans les travées. À son habitude, le cours Dillon est massé le long de la chapelle latérale vouée à saint Antoine de Padoue, patron du cache-tampon. Marie porte une robe en tissu écossais et s’agenouille à contretemps. Fouquet progresse à l’abri des piliers, songeant à ces princes hindous, ces étoiles d’Hollywood, ces magnats du pétrole, qui s’offrent le luxe d’enlever leurs enfants d’un continent à l’autre. Mais ce petit office bâclé en sourdine évoque davantage l’intrigue de mousquetaire. Fouquet tient dans sa poche un billet plié et convoite dans l’ombre. Il se demande si la prière de Marie ressemble à une lettre au Père Noël ou si elle prend déjà les formes de la méditation. « Mon Dieu, exaucez-la, je vous en ai souvent parlé, elle est ma fille. Eh bien ! je vous la présente. Elle a du répondant. Nous nous connaissons vous et moi, vous surtout… » À la faveur de la communion, il décachette sournoisement l’enveloppe. Froissements de pochette-surprise dans une salle de spectacle :

« Mon petit papa. Je suis dans ma pension. Les monitrices sont gentilles avec nous, les garçons et les filles aussi, sauf une qui s’appelle Monique. Elle a la maladie, c’est bien fait, il y a des jours où elle ne peut pas se baigner, j’en profite. Je suis dans ma pension. Je serais heureuse que tu viennes me voir et que tu m’apprennes à nager. J’espère qu’il fait beau à Paris et que ton théâtre marche bien fort. Je serais heureuse si tu m’envoyais un cadeau avec des cigarettes dedans. Mille millions de baisers… »

Rien de grave en somme, aucune de ces vérités qui sortent de la bouche des enfants, aucun de ces venins qu’ils véhiculent à leur insu, rien que le sentiment un peu plus cruel de l’absurdité de l’existence, voilà ce qu’apporte à Fouquet la lettre de sa fille. Cependant, le rouge lui monte au front. « Si j’apparaissais maintenant, pense-t-il, la présence réelle lui deviendrait accessible, elle découvrirait la puissance d’un vœu, m’égalerait à Dieu : on m’appelle, j’arrive. » Cette condition où vous placent, en de certaines circonstances, de terrifiants pouvoirs sur les autres, il la redoute trop pour en avoir mesuré avec Claire, avec Gisèle, avec les gens. Voir et savoir, sans être vu ni connu, telle est la maxime d’un démiurge ivrogne et aboulique, qui ne répond plus aux prières, aux lettres et aux coups de téléphone. Au plus mou de sa mauvaise foi, Fouquet essaye de porter cette inertie qui le cantonne en marge de ses devoirs au compte d’une confiance ascétique dans la création, doublée d’une humilité absolue chez la créature. Il n’espère pas que Dieu sera dupe, il le lui suggère à tout hasard.

Parmi les garçons, séparés des filles par les monitrices dûment chapeautées, un rayon de soleil estampille le jeune François au bon endroit. Il domine son entourage de la tête et des épaules. Fouquet se demande ce que sont ses parents et s’installe dans l’autre plateau de la balance, du côté de Marie, où tout semble très léger. Le vrai Dieu aura peut-être pitié de cette cause minuscule d’un bonheur d’enfant si mal engagé depuis la génération précédente. Ce François, fort découplé pour son âge, pourrait être le fils de Fouquet et celui-ci s’étonne de se sentir si proche de lui, dans une veste de daim presque semblable, déplorant qu’aucun organe ou accessoire supplémentaire ne désigne les prestiges de la paternité. Du même clan, soit ! mais avec quand même quelques brisques de plus. Et Quentin donc ! Dieu sait qu’il fait sonner ses années de campagne, avec des mines de n’attacher d’importance à rien. La pensée de Fouquet s’égare sur des sentiers maudits où, toute barrière abolie, Quentin éructant comme un Vésuve trébucherait à son bras dans de grands éclats de rire, des sentiers où il serait à son tour le diable de quelqu’un d’autre.

La messe est dite. Elle s’achève toujours plus vite qu’elle n’a commencé. Déjà le cours Dillon s’aligne à l’entrée de l’avenue de l’Impératrice. Il s’ébranlera quand on aura récupéré la tante Victoria que l’on confie à la pâtisserie Thominet avec son crédit illimité pendant la durée du service. Les quatre-vingts ans de la fondatrice ne s’accommodent plus de l’exiguïté des prie-Dieu. Deux enfants seront appelés au privilège discutable d’épauler la gouvernante de la vieille dame dans la montée de la côte des Mouettes. Sur la place, il y a encore moins de monde qu’à l’ordinaire en raison de la chasse. Les automobiles des propriétaires environnants sont conduites par de cavalières jeunes femmes aux visages de caciques. Fouquet peut rentrer dans sa chambre d’hôtel, c’est fini pour aujourd’hui.

 

Il ne faudrait pas se rendre dans les lieux publics, partager le gâteau commun, si l’on doit accomplir le trajet du retour d’un pas qui ne trouve pas d’écho. Fouquet avait déjà parcouru la moitié de la rue Sinistrée, quand il reconnut sur le trottoir opposé deux jeunes filles qu’il avait remarquées les dimanches précédents sans s’arrêter autrement à la beauté altière de l’une d’elles, ni à la gaieté pétulante de sa compagne. Feignant de s’entretenir et réglant leur allure par de brefs coups de sonde dans les vitres des magasins, elles allaient à son rythme. Si ignorant qu’il fût de ce code de la marche, il vit là un manège destiné à attirer son attention et à lui signifier celle qu’on lui portait. Il eut garde de ne pas laisser transparaître qu’il avait capté le message mais, parvenu devant le Stella, continua son chemin au-delà de la place du 25-Juillet, en suivant la route de Paris. Depuis longtemps, il n’avait éprouvé ce genre d’émotion. Le vin allègre qui se mit à courir dans ses veines l’emporta durant quelques instants, dispersant les derniers cotons de l’ivresse et la meute des remords. La vie était encore une promenade fréquentable si des jeunes filles le prenaient pour un jeune homme. Il suffit d’un regard vierge pour délivrer le prince de l’enveloppe monstrueuse où il est retenu. En accédant à cette partie de la ville à travers laquelle il ne s’était jamais aventuré, Fouquet devint plutôt joli par le simple jeu d’un réflexe oublié. L’empire sur soi-même ne procède pas de ces grandes machineries qu’on appelle l’âme ou l’esprit, il est gouverné par des artisans obscurs ; la beauté est une affaire de vasoconstriction et de sphincters, celle de Gabriel prenait naissance dans la forge des reins et lui remontait aux pupilles en gonflant ses lèvres au passage. Son seul effort, par quoi il se distinguait de l’animal, tendait à refouler vers l’intérieur l’idiotie qui affleurait sous cette mimique.

Elles pouvaient être âgées de dix-huit ou vingt ans, blondes toutes deux, avec des tailles très fines. La plus belle était montée sur de hauts talons qui lui arrondissaient le mollet, l’autre portait d’agiles chaussons lamés d’argent, les sandales mêmes de Mercure. Elles se prirent par le bras en s’engageant dans le Chemin Grattepain et leurs joues se frôlèrent, leurs mèches s’emmêlèrent, lorsqu’elles tournèrent la tête pour voir si Fouquet suivait bien. Il les entendit pouffer et continua d’avancer sans réfléchir qu’il venait de brûler successivement l’alibi du marchand de journaux, celui de la poste, celui plus aléatoire de la gendarmerie. Il progressait maintenant en terrain découvert entre deux rangées de lotissements ouvriers dont les familles devaient vivre sur le pas de leurs portes, n’ignorant rien les unes des autres et, sauf à prétendre visiter la laiterie ou l’usine à gaz qui clôturaient ce cul-de-sac, il se rendit à l’évidence qu’il venait de montrer ses cartes le premier. Se donnant des airs d’admirer ce paysage sans ampleur, il remarqua qu’il n’avait jamais rencontré ces jeunes filles durant les jours de la semaine, d’où il déduisit qu’elles devaient travailler dans le coin, plus probablement à la laiterie, et loger dans l’une de ces maisons, peut-être sous le même toit, bien que leur complicité tendre ne fût pas celle de deux sœurs. Et c’était dommage par certains côtés, car il se refusait à dissocier l’équipage qu’elles formaient, où il traquait davantage une allégorie de la jeunesse au cœur miroitant qu’un objectif à atteindre. « Qu’est-ce que tu vas chercher là ? se disait-il gaiement. Tu n’as rien à leur raconter, peu de chose à leur faire, ou tellement qu’il faudrait t’y prendre tout de suite en vieil adulte qui n’a pas de temps à perdre. À mon âge, il n’est plus de bon ami, je vous l’avoue tout net… Que suis-je en train de dire ? J’ai vingt ans, vous voyez bien, nous allons échanger nos photographies, vous m’écrirez quand je partirai soldat. Madeleine nous servira de boîte à lettres, ou Dominique, ou Jacqueline. Ce sera une très lente intrigue qui remplira chaque journée de signes et de menus gestes, dont chacun nous fera mieux trembler que des baisers. »

Et tout à coup, elle disparurent, escamotées par l’un ou l’autre de ces jardinets ; des portes claquèrent, mais lesquelles ? Fouquet, sur sa lancée, accomplit encore quelques dizaines de mètres, quêtant en vain une trace, ceinture ou ruban pendu à quelque balcon, frivolités par quoi se révèlent à la fenêtre les demoiselles de province. Rien ne se manifesta qu’un personnage goguenard, surgi derrière une tondeuse, qui le dévisageait avec application. Soucieux de ne pas encourir la chevrotine d’un père, d’un frère, ou d’un promis ombrageux, Fouquet reprit en sens inverse le Chemin Grattepain, sans amertume, car la mystification faisait partie du jeu, et même le cerbère. Ce n’est qu’en rejoignant la route de Paris qu’il se demanda si celui-ci n’était pas l’homme qui l’avait ramassé cette nuit, en ricanant.

 

— L’ouverture de la chasse ? à qui le dites-vous…, répondait Fouquet à Mme Quentin, qui s’attardait devant lui, lorsqu’elle passait entre les tables de la salie à manger. L’exaltation que lui avait procurée la sortie de la messe n’était pas encore tombée et, maintenant que l’occurrence en était passée, il se reprochait gaillardement de n’avoir pas abordé ces deux cailles : toucher n’est pas ramener !

— Je disais, reprit Suzanne Quentin, que vous devriez-vous donner de l’exercice, vous ne mangez rien. Si vous étiez mon fils…

Il venait d’écouter sans humeur des considérations sur sa petite mine, reproches que rien ne justifiait, sinon des échos de la veille. Il avait pourtant la certitude que Quentin n’avait pas parlé, que c’était précisément le secret qui lui faisait ce visage plombé d’un homme à qui l’on doit rendre des comptes, irrésistiblement, ce visage insupportable. Esnault se trompait : Quentin ne jugeait pas les autres, il était un témoin silencieux, d’autant plus gênant qu’il venait de ce bord-ci, un traître en somme, dont les renseignements demeuraient inconnus, les mouvements imprévisibles. Une autre vérité, guère moins irritante, était qu’il s’en fichait peut-être.

— Je bois trop, dit carrément Fouquet. J’ai trop bu cette nuit. Je ne sais pas m’arrêter.

— Il ne faut pas commencer, répondit-elle, en lorgnant la bouteille, ceux qui le veulent, s’arrêtent.

— Vous parlez contre votre intérêt.

— Mon intérêt c’est la santé de mes clients.

— Ouvrez plutôt un sanatorium. Votre mari ne vous avait rien dit ?

Elle parut désarçonnée :

— Non, fit-elle, il m’a simplement rapporté que vous aviez bavardé très tard. Il sait que ces choses m’inquiètent…

— Ne m’en veuillez pas.

— Je ne dis pas cela pour vous.

Pour qui le disait-elle ? Fouquet comprit qu’il venait d’amorcer une trahison en suggérant à Suzanne que Quentin était encore capable de lui travestir la vérité et il n’en fut pas mécontent. Comme si elle eût compris le danger de s’engager plus avant dans cette conversation, Mme Quentin rompit avec un sourire un peu forcé, bientôt relevée par Marie-Jo.

— Alors, demanda celle-ci, ça marche ?

Elle avait troqué sa blouse blanche des matinées pour un tablier de dentelle épinglé sur un corsage noir, qui laissait transparaître un harnachement compliqué de sangles et de bretelles. L’idée vint à Fouquet qu’elle était vierge sous tout cela ; non que la chasteté lui eût beaucoup pesé depuis quelque temps.

— Eh bien ! non, lui répondit-il, ça ne marche pas du tout.

— Faites semblant.

— Je ne fais que cela ; la vie y passe.

— Ce sont peut-être les petites filles qui vous trottent par la tête ?

— D’où tenez-vous cela ?

— Ma collègue vous a vu traîner autour du cours Dillon.

— Il ne manquait plus que ça : les patrons me prennent pour un ivrogne et les bonnes pour un satyre !

— Tant qu’on n’a pas à se plaindre…, dit-elle en riant.

— Chère Marie-Jo, puisque c’est dimanche, je vais vous faire une confidence : j’ai une grande fille d’au moins treize ans.

Elle haussa les épaules :

— Je ne vous crois pas.

— À la bonne heure !… Maintenant, retournez à vos fourneaux : tout ce monde a faim !

— Même vous ?

— Sauf moi. J’ai dit : tout ce monde…

Elle jeta un coup d’œil sur la salle :

— Encore, ce n’est pas grand-chose. Vous verrez ça, la semaine prochaine, pour la Toussaint ; avec tous les morts qui sont enterrés dans le pays, on n’a pas le temps de s’embêter… Il vient même des Américains ! Si vous préférez, je vous servirai à part.

— Je n’ai rien contre les Américains, dit Fouquet distraitement. En revanche, savez-vous qui sont ces personnes qui entrent ?

— Ce sont les tables retenues.

— C’est assez clair, fit-il, en voyant les nouveaux venus redresser bruyamment des chaises qu’on avait disposées en bascule pour prendre option sur une demi-douzaine de couverts. En tout cas, voilà des gens organisés ; sont-ils ensemble ?

— Je ne crois pas. Avec la demoiselle, ce sont des garagistes de Domfront ; les autres, avec le jeune garçon, je ne vois pas. Ils vous intéressent tellement ?

— Je ne leur donne pas une heure avant de prendre leur café à la même table… s’ils n’ont pas déjà trinqué à l’apéritif ou chez le pâtissier.

— Ce n’est plus de l’amour, c’est de la rage, plaisanta Marie-Jo, en lui chipant le menu.

— Ce serait plutôt de la rage, en effet.

S’il avait désiré connaître les parents de François, il était comblé. Le père, qui devait appartenir à la même promotion que lui, paraissait dix ans de plus, handicap consenti par la fantaisie armée à la légère aux pesants centurions du réalisme et qu’elle ne rattrape jamais, dix ans bien employés à se carrer dans l’existence, qui vous permettent de rencontrer impunément vos anciens condisciples ; il portait un veston à la mode, des lunettes sans monture, un front serein sous des cheveux en brosse et un soupçon d’embonpoint raboté par la pratique du tennis, qui le dispensaient d’en dire davantage. Il pouvait s’abandonner à la détente dans la compagnie de cette toujours jeune maman, radieuse d’échapper au décalage commun qui donne à certaines femmes, aux approches de la quarantaine, l’air d’avoir mis au monde leur mari. Certes, ce père qui auscultait une langouste avant de s’en servir, n’était pas un gamin.

Celui de Monique, car comment douter que cette grande bringue qui fumait l’autre jour dans le blockhaus fût Monique, et il suffisait pour se convaincre qu’elle était en âge d’avoir « la maladie » d’apercevoir dans l’échancrure de son sweater un échafaudage aussi important que celui de Marie-Jo, était la réplique provinciale du père de François. Il procédait même d’une notabilité moins diffuse, sinon plus étriquée, qui disposait du privilège de se donner à constater dans les cercles fermés de Domfort, les garden-parties, les rallyes automobiles et jusque dans l’accroissement évident de son chiffre d’affaires. Son épouse, parfaite auxiliaire, conjuguait le verbe Avoir et renchérissait en dynamisme.

Les enfants, à quelque distance l’un de l’autre, n’étaient pas sans ressentir cette harmonie tacite entre les deux foyers, au milieu de quoi Marie et Fouquet eussent détonné comme des bohémiens, et stimulaient les premiers courants de sympathie qui s’établissaient, en chantant leurs louanges réciproques. Surprenant leur attente, la jonction se fit sur le mot cholestérol et se scella sur celui de canasta. Les tables se rapprochèrent. Fouquet éprouva plus douloureusement combien il manquait quelqu’un à la sienne.

Le geste de s’alimenter est triste chez l’homme seul ; il est dépourvu d’aisance, tantôt furtif, tantôt complaisant, vite maniaque. Depuis qu’il prenait ses repas au Stella, Fouquet tentait d’échapper à ces rites favorisés par le célibat, ces tics à la mie de pain, dont les voyageurs de commerce, voraces et méticuleux, lui renvoyaient l’image touchante, assez obscène. Les rares femmes montraient ce qu’est la véritable indifférence, bâclant la formalité sans enjolivures, réellement en transit, mais il évitait de les regarder pour ne pas contrarier une fonction aussi naturelle. En revanche, la présence d’un couple le blessait, quand il le voyait s’assortir pour cette cérémonie dont l’ordonnance courtoise lui rappelait que les êtres ne sont pas destinés à vivre en face d’une chaise vide. Et que dire de ces enfants jouisseurs, devant lesquels des pères gonflaient un goitre suffisant et giboyeux de pélican de passage !

Langouste pour deux, caneton pour deux, chambres à deux lits, lits à deux places…, le schéma de l’univers le réduisait à la portion en toutes choses. Mais c’est à table qu’il s’en rendait le mieux compte, où nuls doigts ne frôlaient les siens pour le pain et le sel, où l’éventail d’un vase de fleurs masquait en vain l’absence d’un sourire. Là était aujourd’hui la place de Marie ; là était tous les autres jours la place de Claire. Car il n’était pas si bon père que l’appétit du bonheur qu’on reçoit ne l’emportât sur celui du bonheur qu’on donne.

Il demeurait malgré tout très éloigné du tableau de famille qu’il avait sous les yeux et ne doutait pas que Marie elle-même eût éprouvé quelque humilité en comparant leur tête-à-tête à la liesse chaleureuse où baignaient ses deux camarades. Voilà donc les joies auxquelles il avait été promis autrefois, tout ce qu’il avait manqué, et dont ces jeunes ménages lui administraient confortablement le corrigé exemplaire. Si médiocre que lui parussent les valeurs dont ils tiraient avantage, elles trouvaient leur justification dans l’épanouissement de ces enfants.

Fouquet rêve. « Va jouer avec eux ! – Je ne veux pas te laisser seul. – Tout à l’heure, j’irai peut-être moi aussi, m’amuser avec les parents, s’ils m’invitent… » Marie a des larmes dans les yeux ; comment comprend-elle que son père et sa mère ne pratiquent pas exactement les mêmes règles que les autres ? « Va ! » Elle se décide ; et ce début d’après-midi est un lent supplice qui les écartèle…

— Bon Dieu, dit Fouquet, secouons-nous !

François et Monique s’étaient effectivement levés de table et avaient sollicité la permission d’aller dans le jardin, qui leur fut accordée avec un sourire unanime. Fouquet pensa que sa fille commençait à perdre trop de points dans cette histoire et qu’il fallait essayer de s’en mêler.

Montant dans sa chambre pour observer les enfants, de sa fenêtre – et ça devenait une manie, imputable à la solitude, comme d’écouter aux murs – il eut la brusque révélation qu’il n’était pas tout seul puisque M. Quentin était là avec sa vieille expérience des péchés de jeunesse, sa passion éteinte, sa muraille de Chine qu’on finirait bien par lui faire franchir dans un sens ou dans l’autre.

Marie-Jo avait trouvé le temps de remettre de l’ordre où elle en avait le droit. À travers la fenêtre ouverte, la mer paraissait plus foncée sous le pâle soleil, comme si elle eût bruni. Fouquet sentit combien il s’était habitué à cette petite pièce et qu’il était facile de s’y enliser. Le fait qu’il n’y resterait pas toujours ajouta une tristesse superflue à la lassitude qui remontait de la nuit précédente. En dessous de lui, près du perron, François et Monique déchiffraient la plaque de marbre commémorant le décès du soldat canadien.

— Il est enterré ici ?

— Penses-tu, ses parents sont venus le rechercher. Mais il y aura quand même des tas de fleurs pour la fête des morts. Moi, je ne verrai pas ça, je sors samedi ; on va d’abord à Domfront et ensuite, on file sur Bagnoles-de-l’Orne. Trois jours de congé, tu te rends compte !

— Moi, je pars pour Paris tout seul par le train.

— Le même train que Marie Fouquet ?

— Je ne crois pas qu’elle sorte, on dit que son père ne vit plus avec sa mère.

— Regarde la fille d’Ali-Khan et de Rita Hayworth, ça ne l’empêche pas de prendre des vacances ?

— Ce n’est pas la même chose.

— Tu ne m’apprends rien.

« Et pourquoi ne serait-ce pas la même chose ? » se disait Fouquet, à cet instant, hors de lui, s’imputant toutes les frustrations qui accablaient sa fille. Même les parents du soldat canadien avaient fait revenir leur enfant pour qu’il ne passât pas la Toussaint à Tigreville. Il allait demander à M. Rogeais d’envoyer de l’argent à Gisèle, plus une lettre, postée de Paris, où Gabriel exigerait qu’elle laissât Marie prendre ce merveilleux train du samedi dont les escarbilles ne font jamais pleurer les yeux, lui expliquant que les frais de l’entreprise seraient à sa charge, que c’était une manière de cadeau qu’ils s’offraient. Bien sûr, peut-être serait-il retenu ou éloigné par son travail durant ces quelques jours ; Gisèle ne comprendrait pas grand-chose à cette épreuve de force, qu’elle estimerait un caprice, mais elle y souscrirait pour ne pas repousser le moindre gage de rapprochement fourni par ce père insaisissable.

Ayant bouclé l’espagnolette, Fouquet s’assit à sa table, prit une feuille de papier. Il y avait longtemps qu’il aurait dû commencer par là, mais le sentiment éminent de la singularité de sa situation l’avait enfermé au centre d’un système où la personne de Marie ne sortait pas, au fond, du domaine des abstractions, qui est celui des idées, non des gestes. Quand il la voyait s’élancer sur la plage, dans son chandail difforme et démodé, c’était encore une délégation de soi-même qui courait à la mer et quand il la sentait offusquée par le sort, ce n’était pas pour elle qu’il souffrait, mais pour lui. La fibre paternelle qui sert à tricoter des chandails nouveaux, à prévenir les désirs, à deviner les secrets pour mieux les respecter, qui est abnégation et n’attend pas qu’on lui rende la monnaie, qui ne crée pas l’enfant à son image, se réduisait chez lui à la corde d’un violon qui s’émeut de son propre écho.

« Ma petit fille chérie. Je confie ce mot à un ami qui doit aller à Tigreville. Il n’aura sans doute pas le temps de passer te voir pour t’annoncer une presque bonne nouvelle : ta maman et moi nous allons essayer de te faire venir à Paris, samedi prochain, pour le congé. Écris à ta mère pour lui en exprimer le désir. Cela la renforcera dans notre projet. Elle sera sûrement d’accord : trois bonnes nuits à la maison, ça vaut tout de même la peine de faire un tel voyage ! Tu as sûrement des camarades qui s’en vont par le train. Nous demanderons à la directrice de te joindre à eux. Sans trop te réjouir encore, berce ce beau rêve et ouvre ce paquet. J’ai reçu ta gentille lettre, mais je ne veux pas t’envoyer de cigarettes, c’est un truc à se faire mettre en retenue pendant les fêtes. De toute façon, les petites filles qui fument ne se marient jamais ; elles deviennent professeurs de solfège, ou pire encore. Travaille comme tu t’amuses et je t’embrasserai comme je t’aime. Ton papa, Gabriel. »

Fouquet quitta l’hôtel en évitant que son nom, prononcé par quelqu’un des Quentin, éveillât l’attention de François et de Monique qui fourgonnaient dans les voitures de leurs parents. La ville s’était vidée et il redouta de ne pas trouver de boutiques ouvertes. Derrière les grilles cadenassées du magasin Aux Dames du Calvados, une fillette de cire lui adressait un sourire confit dans le gel et l’absence ; elle portait une veste de lainage qui aurait pu convenir à Marie, mais il n’avait aucun moyen de faire passer ce vêtement d’une captive sur une autre. Le reste, entr’aperçu à travers des rideaux de fer, était étriqué sans même cette exubérance dans le coloris à laquelle un profane peut se laisser prendre. Il fallait retourner vers l’église. Là, comme ces gens âgés qui somnolent toute la journée, mais ne ferment pas l’œil de la nuit, les bazars en veilleuse durant la semaine ne prenaient pas la peine d’ôter le bec-de-cane le dimanche. Un homme barbu, vêtu d’une blouse grise, sans nul empressement, l’accueillit sur son seuil encombré de lingeries en piles, de flacons de toilette, d’accessoires féminins, qui donnaient l’impression qu’on se trouvait en présence de quelque Landru, soldant les affaires de ses épouses pulvérisées dans le calorifère. Il s’amadoua quand Fouquet lui eut assuré qu’il ne cherchait pas de blue-jeans.

— Fillette, dit-il, fillette… Il y a longtemps que je ne fais plus rien dans la fillette. Vous dites treize ans : forts ou faibles ?

— Plutôt faibles, mais je m’y connais mal.

— J’aurais peut-être ce qu’il vous faut. Pas dans la nouveauté naturellement.

Il disparut dans la pénombre d’où Fouquet, préparant une phrase de retraite, s’attendait à voir émerger d’exécrables caracos. Au bout d’un long moment, le barbu revint, balançant au bout d’une perche un pull-over monté sur un cintre de carton qu’il inclina devant le nez de son client comme la bannière d’une confrérie ténébreuse.

— Voilà mon rossignol, fit-il. Il a connu son temps.

Pour autant que Fouquet put en juger, il devait dater de l’autre après-guerre, mais la matière en était admirablement conservée, duveteuse encore, et la forme, satisfaisant un décret cyclique de la mode, retrouvait une surprenante actualité.

— C’est un objet de musée, dit-il.

— Oh ! Je vous ferai un prix, répondit l’autre en se méprenant. Notez qu’il n’a jamais servi.

— Je l’espère bien.

— C’est toute une histoire. Puppy Schneider l’avait commandé sur mesure. Vous êtes trop jeune pour avoir connu Puppy : c’était une naine d’une grande élégance, une Allemande. Sir Walter Kroutchtein, qui l’avait vue sur la scène d’un music-hall, s’en était épris et il la trimbalait de Nice à Deauville, partout où l’on peut faire sauter la banque. Il lui avait acheté une propriété à Tigreville que vous pourriez voir encore si elle n’était pas démolie… je comprends ce que je veux dire : c’est là où il y a maintenant le golf miniature ; vous voyez que je ne vous raconte pas de bobards… Il n’y en avait que pour Puppy dans la rubrique mondaine ; une naine, pensez donc, ça pouvait occuper de la place. Et puis, un beau jour, sir Walter a commencé de perdre au jeu et il a fallu qu’il vende tout ce qu’il possédait pour se retrouver ric-rac. Il a dû balancer Puppy avec, probablement ; toujours est-il qu’elle n’a jamais demandé qu’on lui livre le chandail dont elle avait fait dessiner le modèle par les plus grands artistes de l’époque, les Nogues, les Dauzeral, les Guittonneau, si vous y entendez quelque chose… que ça vaudrait une fortune si vous le commandiez aujourd’hui à un Collot ou à un Sorokine, pour rester dans l’artisanat, perle du travail français.

— Après tout, dit Fouquet, si vous me jurez que cette personne ne l’a pas porté, le marché peut se conclure… à condition, toutefois, que vous en fassiez livraison au cours Dillon, avec ces chocolats et cette lettre, tout dans le même paquet.

— Ce n’est pas impossible ; j’enverrai quelqu’un demain matin ; je ne peux pas m’absenter comme ça.

— Comprenez-moi, il s’agit d’une petite fille qui passe son dimanche en pension, je voudrais qu’elle ait son cadeau avant ce soir.

— C’est que le cours Dillon est parti, mon pauvre monsieur, je l’ai vu monter dans le car avec Mlle Solange. Ils s’embarquèrent pour la tapisserie de Bayeux, artisanat royal celui-là. Ils ne rentreront pas avant la nuit.

— Eh bien, dans ces conditions-là, j’ai tout le temps d’y aller moi-même, dit Fouquet.

Il connaissait ce genre d’excursion, dérivatif imposé aux pensionnaires que leurs parents ne viennent pas voir, où les enfants affrontent davantage encore l’évidence de leur abandon, pour qui les monuments ne sont que de grosses pierres noires à marquer les jours de fête. Pour Marie, cette jolie promenade était doublement un exil puisqu’elle l’éloignait de ses tendres soucis. Il serra le chandail de la naine sous son bras et prit le chemin de la côte des Mouettes.

 

L’idée première de Fouquet avait été de confier son paquet à quelqu’un et de s’esquiver. Quand il se trouva devant la grande villa isolée dans son parc, d’un calme absolu à cette heure, qui faisait penser à un haras avec des barrières blanches et des dépendances recouvertes de chaume, il ne résista pas à l’envie de découvrir plus avant le décor où évoluait Marie. La cloche annonçant les visiteurs et les récréations fit apparaître sous la marquise qui coiffait d’une visière officielle la porte principale une sorte d’infirmière rougeaude à qui il expliqua l’objet de sa démarche.

— À la bonne heure ! dit cette brave femme avec un franc accent bourguignon, je commençais à croire qu’on avait oublié cette petite Fouquet. Il est vrai que la plupart des autres enfants sont de la région, ça facilite les rapports.

— C’est pourquoi j’aurais aimé l’embrasser, dit Gabriel, mais puisqu’elle n’est pas là, puis-je au moins jeter un coup d’œil sur son installation pour avoir quelque chose à raconter à ses parents, une impression d’ensemble, déjà très favorable, je vous assure.

— Je ne demande pas mieux, seulement je vous préviens que je n’appartiens pas à l’institution. Je suis simplement attachée à Mlle Dillon aînée, la fondatrice, mais j’aime tant ces petits !… Si vous voyiez Mlle Victoria, d’ailleurs, vous comprendriez… Ils mettent de l’air pur partout. Autrement, pour moi, ce serait à devenir folle.

— C’est inquiétant ce que vous me dites là !

— Il n’y a pas de quoi. Tout marche admirablement ici : la nourriture est parfaite, le climat est sain, il y a du confort qu’on ne trouve pas ailleurs… C’est juste moi… Vous ne devinerez pas ce que je fabriquais quand vous avez sonné ?… Eh bien, j’étais en train de profiter de la sieste de Mademoiselle pour apprendre mon anglais ! In the valley of death rode the six hundred ! Je vais sur la soixantaine, monsieur, j’ai soigné pendant dix ans le général Marvier, le héros du bec d’Ambez, qui était atteint d’une orchite paroxystique ; j’ai fermé les yeux d’un sénateur-maire de la Côte-d’Or, mon pays ; j’ai le droit de prétendre que mon dévouement a permis à la grande Magda Colombini de remonter sur la scène… Néanmoins, jamais je n’ai payé de ma personne comme auprès de Mlle Victoria ! Il n’y a que lorsqu’elle est chez Thominet que je me sente un peu tranquille. Elle y consomme pour vingt-deux mille francs par mois de pâtisserie, j’ai vu le relevé trimestriel qu’il nous envoie ; ce n’est pas trop cher payer pour ne plus entendre ces phrases où l’on n’arrête pas de se tromper, où l’on tremble de commettre un contresens dans les caprices, un solécisme dans les soins, comme dit la grammaire… Le plus triste, c’est qu’elle n’est pas mauvaise femme, très diminuée, très douce, ceux qui l’ont connue autrefois ne la reconnaissent pas. Seulement…

Tout en parlant elle avait entraîné Fouquet à travers les trois divisions, d’une douzaine d’élèves chacune, qui composaient le collège. Marie apprenait à la « moyenne ». La classe, où elle travaillait autour d’une grande table commune, ressemblait plutôt à une salle de billard ; sa chambre qu’elle partageait avec cinq autres filles, ouvrait de plain-pied sur des frondaisons. Il trouva de bon augure pour le restant de la vie qu’elle fût capitaine de ce dortoir, responsable de l’ordre et de la propreté (j’espère qu’elle a pensé à le dire à sa mère). Il allait se débarrasser de son paquet sur le lit, quand la Bourguignonne l’arrêta d’un geste : ce qui venait de l’extérieur, commet tout ce qui y allait, devait d’abord passer par la censure de la directrice, contrôle bienveillant qui n’avait d’autre raison que de faire du cours Dillon une maison de verre. À cet instant, une petite voix lointaine, venue de l’autre aile du bâtiment, se mit à glapir : « Hello ! Georgette… What happened ? I dont’t like heingalone ! What happened ?… »

–… Seulement, comme je vous disais, reprit la Bourguignonne, il y a toujours un moment où ça recommence et où il faut y aller gaiement… Excusez-moi si je vous laisse une minute.

Fouquet profita de l’occasion pour corriger l’allusion aux cigarettes contenue dans sa lettre et s’approcha du coin de Marie. Son armoire de fer, ses tiroirs, sa mallette, étaient fermés à clef ; rien ne dépassait d’une intimité qui lui eût permis de dire : C’est ici qu’elle vit, où il eût aimé se vautrer un peu. L’émotion qui se dégageait de ces six couchettes alignées était plus subtile, elle exigeait cet effort d’évocation qu’on mobilise sur les tombeaux ; l’âme était enfouie sous un paquetage plié au carré, et cependant, elle était là.

Une main lui toucha l’épaule : « Venez, dit la Bourguignonne, elle veut vous voir. » Et dans le couloir : « Prenez garde, elle comprend encore le français. »

Cette vieille-là était bien vieille, inexorablement. Elle avait brouillé toutes les pistes. C’est en vain que Fouquet essaya d’imaginer la jeune amazone qui avait monté en concours hippique, disait-on. Le visage était celui d’une squaw, née centenaire, avec d’énormes mains desséchées qui étreignaient une couverture écossaise disposée en pèlerine. Sur une tablette arrimée à son fauteuil roulant, un bric-à-brac de fioles et d’ordonnances, un sac de bonbons, un crucifix, un jeu de cartes, tous objets de première urgence, témoignaient que malgré les sonnettes et les glapissements, Victoria Dillon n’attendait rien de personne et dérivait farouchement sur son radeau.

— Take a sweet, fit-elle en tendant des caramels à Fouquet. Are you the father of Mary Fauckett ?

La Bourguignonne regarda le jeune homme pour voir s’il avait compris.

— Non, mademoiselle, intervint-elle en français, je vous ai déjà dit que monsieur était un ami de la famille.

La malade rengaina prestement les caramels.

— Looking ouï of my window. Il sawyou coming ouï of the church this morning, insista-t-elle, and a bit everywhere these last few days.

— Elle dit qu’elle vous a vu à la sortie de la messe, et un peu partout, tous ces jours-ci à travers sa fenêtre.

— Elle doit confondre.

— You can speak directly to me.

— Vous pouvez parler directement à Mademoiselle, dit la Bourguignonne.

— Je suis chargé par les parents de Marie de lui remettre ce paquet. Voici d’ailleurs une lettre pour l’enfant qui accrédite ma visite.

Victoria Dillon tendit un bras impérieux vers l’enveloppe, l’ouvrit lentement d’un air parfaitement détaché et brusquement envoya promener le tout.

— Georgette ! We have to go the chemist, immediatly…

— Elle dit qu’il faut que nous allions tout de suite à la pharmacie.

— La pharmacie ? dit Fouquet. Elle se trouve mal ?

— Non, dit la garde-malade, mais elle a très mauvaise vue et comme elle ne peut pratiquement pas déchiffrer les écritures, elle va se faire lire son courrier chez le pharmacien. Ça réussit tellement bien avec les médecins !

— Cette lettre peut attendre, fit remarquer Fouquet ; elle est d’ailleurs destinée à Marie, dont la correspondance n’a aucune raison de se promener chez les apothicaires.

S’ensuivit une conversation abracadabrante, où Fouquet perdit pied plusieurs fois, la Bourguignonne l’entraînant à contresens, et où il lui semblait lancer contre un mur qui les sollicitait des balles que celui-ci renvoyait dans l’angle opposé. Il en ressortait que le divorce était une calamité, mais qu’on n’avait quand même pas eu à se plaindre du temps, l’été dernier. Fouquet, ulcéré, rompit rapidement.

— Je vous avais prévenu, dit la Bourguignonne, en le raccompagnant.

— Mais enfin, est-elle anglaise ou quoi ?

— Pas du tout ; enfin, peut-être un peu par sa grand-mère Hammerless, mais elle est surtout âgée et capricieuse. On s’en est aperçu trop tard.

Adolescente choyée à la fin de l’autre siècle, Victoria Dillon avait bénéficié de tous les privilèges d’une jeune fille de la bourgeoisie aisée. Une famille anglomane l’avait envoyée très tôt en Angleterre, multipliant autour d’elle les « miss » d’abord, les gentlemen ensuite. Peine perdue : la jeune Victoria s’était toujours refusée à prononcer un seul mot d’anglais, répudiant l’un après l’autre les Oxonians et les Cantabs attirés par la grâce austère qui émanait d’elle, sans qu’on pût décider s’il s’agissait d’un entêtement enfantin, d’un vain nationalisme ou d’un nœud de coquetterie. On avait fini par admettre que c’était là ses plates-bandes personnelles où nul ne se hasardait plus à bêcher depuis belle lurette. Or, un beau jour, la sénilité avait exigé la présence auprès d’elle d’une dame de compagnie. C’était encore sous la tutelle d’une nurse que Victoria devait achever sa vie ; une miss en blouse blanche qui partageait ses moindres instants avec une autorité prévenante, mais cette fois, on l’avait choisie bourguignonne et nantie d’une solide réputation.

— Alors, vous ne savez pas ce qui lui est passé par la tête ? Elle s’est mise à parler en anglais, rien qu’en anglais et, progressivement, à tout le monde la même chose. Si bien que j’ai été obligée de m’y mettre à mon tour pour pouvoir la soigner. C’est que ça ne s’apprend pas en cinq minutes, ce sacré patois ! J’ai beau penser que ça me servira dans une autre place, c’est trop de malice de la part d’une personne aussi bien élevée, vous ne trouvez pas ?

Malice était vite dit ; il fallait compter également avec la nostalgie des vertes années, réveillée par cette ultime gouvernante, le regret des occasions perdues, la frénésie de dilapider, avant la fermeture, le long et mystérieux capital thésaurisé durant toute une existence.

 

Sortant du cours Dillon, Fouquet ne se sent pas pressé de regagner le Stella. Il continue de monter vers le plateau pour ne pas perdre le contact avec les arbres, dont il a longtemps ignoré les avances, hêtres musclés, gros chênes qui ont connu Hammerless et Marie et lui donnent une bourrade d’éternité. Sur la gauche, les allées Persigny raccordent la campagne au parc municipal. C’est une futaie bien tempérée avec des massifs découpés en rosaces, d’étroits couloirs de verdure, où les amoureux se carambolent le soir, comme les billes éperdues d’un appareil à sous. Le jour ne parvient pas à lui rendre toute son innocence ; les passants, plus ralentis qu’ailleurs, ont l’air de reconnaître les lieux. Fouquet s’assoit sur un banc. Il pourrait se croire n’importe où si la mer, par-dessus les toits vibrants, n’était déjà inscrite dans le ciel.

Avant qu’il ait pu rectifier ses dispositions intérieures, il a reconnu les sandales d’argent. Elles débouchent droit sur lui, le cueillent par surprise. Il ne songe pas à détourner les yeux ; c’est l’une des deux jeunes filles qui ressurgit de la matinée, ainsi qu’une plongeuse, et l’on s’étonne de la retrouver semblable dans ses moindres détails ; celle-ci n’est pas la plus jolie. Elle n’est même pas jolie du tout, amusante seulement, comme il le constate lorsqu’elle passe devant lui, accélérant soudain le pas, avec un regard oblique, presque un sourire. Mais les mécanismes de l’alerte n’en remuent pas moins le sang de Fouquet. Une fois de plus, il se recompose. L’instinct ronronne.

Comme la baleine, la beauté de village possède son poisson-pilote, vif laideron collé à sa personne qui la guide dans les aventures. Exubérant, il fait valoir la discrétion ; espiègle, la retenue ; entreprenant, l’indifférence. On pourrait appeler ce fretin une confidente, mais on parle moins qu’on ne se déplace ; il agit surtout par sa présence : à la fois chaperon et radar, il protège et il prévient. L’instinct de Fouquet n’ignore pas que lorsqu’il frétille quelque part, la belle pièce n’est jamais loin.

Cinq minutes ne sont pas écoulées que la jeune fille réapparaît, remorquant celle dont elle est la compagne. Le cœur de Fouquet bat de plus belle. La bête est somptueuse. Jamais il ne l’a approchée d’aussi près. Son assurance glacée dans le port et le masque, laissant à peine filtrer une tendresse possible dans les moments où elle se tourne vers son amie, est de la meilleure qualité. Brève méditation sur la race, la classe, comme on dit en langage sportif, cependant qu’elles accomplissent le tour d’un bassin. Tant qu’il ne bouge pas de son banc, Fouquet sait qu’il a la bonne place : ce sont elles, étant venues le chercher, qui se compromettent. Elles repassent devant lui, sans lui prêter un soupçon d’attention, ni que rien palpite dans leur maintien ou bouscule leur entretien, et s’éloignent vers les allées. Fouquet les laisse volontairement prendre du champ, estimant toutefois qu’elles auraient dû se retourner avant de disparaître. La prise n’est pas encore assurée. Désormais, il n’y a plus une minute à perdre. Il ne faut pas songer à leur emboîter le pas tout bêtement, il s’agit de recouper leur route beaucoup plus loin, comme par hasard. Il a suffisamment le plan de Tigreville dans l’œil pour évaluer que sa chance se situe au carrefour de la rue Grainetière et de la rue des Bains. L’exaltation avec laquelle il se lance aux trousses de ces deux gamines l’amuse et le navre à la fois ; la condition de père de famille n’excuse pas tout.

À peine est-il parvenu à l’endroit de son affût qu’il distingue les sandales d’argent en amont. Il se poste devant une boîte à lettres et feint de s’absorber dans les horaires des levées, tenant en évidence l’enveloppe d’O’Neill, irréprochable. Confiant dans son piège, il ne doit pas se trahir par le moindre sourcillement. Dans une ville comme Paris, où il est impossible de s’annexer le paysage, de composer avec la topographie, de prévoir une stratégie à partir d’accidents de terrain essentiellement mouvants, le moment serait arrivé de parler ; ici, il suffit de paraître à point nommé, les déplacements sont assez éloquents, les embuscades en disent plus long qu’un rendez-vous à celui qui les tend, à celui qui y tombe.

Cette fois, Fouquet a senti dans son dos qu’on le regardait longuement. Elles sont déjà à quelques mètres de là, hésitant au croisement, de crainte d’égarer celui qui les pourchasse. Il peut se donner l’air d’improviser librement son chemin : en fait, il suit celui qu’elles lui imposent ; plus tard, son ambition sera d’être poursuivi à son tour, ainsi l’exige ce marivaudage ambulatoire. Rassurées, elles s’engagent dans la rue Fiduciaire qui rejoint le boulevard Aristide-Chany à la hauteur du casino.

Elles longent un moment la digue-promenade, puis descendent sur la plage après avoir retiré leurs chaussures et s’en vont bras dessus, bras dessous, parallèlement à la mer, cibles offertes et pourtant prévenues contre toute surprise par leur isolement même – c’est de bonne guerre. Un indigène, un coquin grossier, les imiterait platement sans se rendre compte qu’elles peuvent décider de faire demi-tour, le croiser, l’obliger à continuer à perte de vue ou à se démasquer. Fouquet ne veut pas s’aventurer en rase campagne, risquer de se retrouver avec ces filles dans ce désert de sable. À la tactique de mouvement, il substitue une tactique de position, s’installant à la terrasse du « Rayon vert », petit bar entrouvert dans la façade du casino, comme si cette longue marche n’avait eu d’autre but que de contempler le large en buvant un verre. Jusqu’ici il a été parfait, laissant tout voir de son jeu, sans que rien puisse être retenu comme un aveu ; il a seulement provoqué des coïncidences. Il ne se sent que trop bien doué pour ces manœuvres réduites à l’esquisse et à l’esquive, où les intentions épuisent toute l’action, où il n’est de vérité que dans l’interprétation des événements. De sa place, il commande la plage et pourra les voir revenir, scrutant l’espace, presque inquiètes. Du moins rien ne l’empêchera-t-il de le supposer.

Le barman, qui est probablement le patron, parle lui aussi de la pluie et du beau temps.

— Ne vous laissez pas décourager, lui dit-il, il y a des années où nous avons des week-ends jusqu’en novembre. C’est la tempête de ces derniers jours qui les aura arrêtés ; le commerce pâtit ; pour nous, le temps, c’est vraiment de l’argent. Ma femme s’occupe en été du village de toiles. Vous ne pouvez imaginer combien tous ces touristes anglais assassinés dans leurs roulottes individuelles nous ont fait du bien…

Fouquet a demandé du whisky, obligé par le piètre décor où des bouées de sauvetage évoquent moins l’escale que le secours aux noyés. Cette boisson de chasseur le stimule ; il l’avale d’une traite car, déjà, les filles sont sur le retour. Il faut qu’il se soit mis en route avant qu’elles aient repris pied sur la digue ; alors, trois éventualités d’itinéraires s’offriront à elles, il aura emprunté l’un d’entre eux, le choix leur appartiendra de continuer le jeu ou de le rompre. Une bête bien dominée devrait suivre sans difficultés. Fouquet, qui a pris par la rue Hammerless-Dillon, invente une nouvelle façon de marcher, rapide, mais qui ne progresse pas, indifférente, mais chargée de fluides, figure entraînante du ballet rural qu’il essaye d’enchaîner. Devant le bureau de tabac, qui peut lui servir de caisson de retraite, il essayera de savoir si elles ont mordu. Elles mordent. Il n’a plus qu’à remonter à son gré jusqu’à la place du 25-Juillet, jouissant de sentir au bout de sa ligne ces captives qui épousent désormais étroitement son sillage. L’embarras ne viendra que peu à peu.

Devant le Stella, Fouquet tente une opération de grande envergure : il les laisse se rapprocher, puis il pénètre dans l’hôtel. Ainsi pourront-elles le situer dans l’avenir, rôder dans les parages si l’esprit leur en dit. L’absence de Quentin à la réception lui permet de bondir en coup de vent dans sa chambre, claquer la porte, ouvrir la fenêtre : c’est donner son adresse. L’ont-elles remarqué ? Elles plaisantent avec le gendarme, pour gagner du temps sans doute ou camoufler leur désarroi. Fouquet peut-il envisager de ressortir aussi vite ? Et pour quoi faire dans le fond ?… Le temps qu’il redescende, elles se sont éclipsées ; le gendarme a recroisé ses bras de sémaphore ; il semble qu’il ne se soit rien passé ; il ne s’est rien passé ; la vie est calme ; Fouquet éprouve d’abord un soulagement, comme à l’atterrissage, lorsque le moteur de l’avion s’arrête de tourner. Son cœur s’est tu.

 

« Clausewitz a néanmoins gagné cette bataille de rues », se disait Fouquet qui arpentait Tigreville dans le soir tombant, fouillant du regard chaque perspective, sans passion aucune, plutôt par bonne conscience et avec l’intérêt refroidi d’un fantassin chargé de « nettoyer » un quartier. Tout valait mieux que de se retrouver seul à l’hôtel ou pire encore : d’assister à la soirée des garagistes de Domfront. Les globes électriques s’étaient allumés, appelant sur les trottoirs de petits groupes d’individus, pressés d’avaler une dernière gorgée d’air en société. Fouquet remontait de l’un à l’autre, trompé sur les silhouettes et les couleurs par des effets de lumière. Quelques magasins d’alimentation avaient rouvert. Il faillit ne pas voir les deux filles qui sortaient de la boulangerie avec de gros pains sous le bras, même la plus jolie, qui y perdait un peu de prestige, mais gagnait en humanité. Il ne fut pas sans constater combien leur allure était différente, loyale et brouillonne, quand elles ne se savaient pas observées et il ne douta plus qu’il eût été remarqué durant toute la journée. Aux abords du marché, elles furent arrêtées par quelques jeunes gens de leur âge et de leur condition, joueurs de football vraisemblablement, vêtus avec beaucoup d’intention. Dans ces provinces sommeillantes, c’est par la jeunesse que la mode s’introduit ; l’enfance, semblable à elle-même sous tous les cieux, les rattache au monde. Les filles se mêlèrent aux sportifs sans contrainte et Fouquet s’en trouva piqué.

Ayant commis l’imprudence de se découvrir en poursuivant sur sa lancée, il fut obligé de les frôler pour n’avoir pas l’air de les éviter. À l’abri des garçons, ces yeux qu’il n’avait pu réussir à croiser jusqu’ici le dévisageaient maintenant carrément, lâchement, narquoisement. Pour se donner une contenance, il n’eut d’autre ressource que de se replier sur le bistrot d’Esnault, réflexe paniqué qu’il regretta aussitôt. Sans doute y serait-il retourné une fois ou l’autre pour se prouver qu’il était un homme, ce qui n’était peut-être pas la bonne manière selon que l’on considérait la question sous l’angle de la timidité ou sous celui du caractère, mais de toute façon il eût préféré qu’un peu de temps épongeât le souvenir.

Il glissait le long de la devanture quand il aperçut Quentin. Debout contre le comptoir, il parlait avec Esnault qu’il dominait de tout son poids, les mains écrasées sur le zinc où elles délimitaient un grand espace vide. Il n’y avait pas de verre devant les deux hommes, rien qu’une serpillière jetée entre eux comme un défi. La salle, sous des dehors absorbés, essayait de capter les propos qui s’échangeaient à voix penchées, joute où s’opposaient le sang-froid et la ruse. Sans trop savoir pourquoi, Fouquet eut l’intuition qu’il était préférable de ne pas rentrer et, pris entre deux feux, s’enfonça dans une ruelle plus sombre. Si les filles le regardaient encore, elles devaient comprendre que son indifférence à leur endroit n’était plus affectée.

Ne sachant où aller, il se reprit à faire machinalement une partie du trajet de l’après-midi, étranger soudain à cette ville où il croyait avoir fixé des jalons, échappé du filet des habitudes où il s’était si bien laissé envelopper. Sa présence à Tigreville n’avait aucun sens en dehors d’une vie disciplinée ; elle ne se justifiait que par une lente convalescence dans l’ombre de la petite Marie, qu’il devait pousser le plus loin possible.

Il était arrivé en vue de l’église, où souvent s’élevaient des murmures d’harmonium tandis que des formes s’infiltraient par-derrière, les bras jonchés de fleurs, et que certains vitraux s’enflammaient. Ce soir-là, les portes étaient fermées, la place silencieuse, et il en eut de la déception. Seul le bazar de Landru était encore faiblement éclairé. Dans le contre-jour, il l’apercevait parmi ses mannequins de carton pendus au plafond dans leurs robes de toile, occupé à quel sinistre recensement, où la naine, que le chandail lui avait remise en mémoire, avait probablement sa place. Hésitant à se faire voir, il enfila la rue aux Moules dans la direction du Stella.

Quentin n’était pas rentré. Mme Quentin, qu’il croisa dans le vestibule, lui demanda s’il n’avait pas rencontré son mari en ville. Fouquet répondit évasivement. Il ne se sentait pas tout à fait tranquille lui non plus et, la curiosité aidant, sous un prétexte d’étourderie, il ressortit immédiatement pour tâcher de deviner où en était la conversation chez Esnault.

Quentin n’était plus là. Une atmosphère détendue régnait autour des panneaux où étaient affichés les résultats des Francs-tireurs tigervillois. Le champ était libre. Fouquet le ressentit si fortement qu’il ne put se retenir de pousser la porte. Une sorte d’étonnement un peu contrarié se peignit sur le visage d’Esnault. Il traversa la salle où deux consommateurs le saluèrent d’un signe de tête, qui n’éveilla nul écho en lui.

— Eh bien, mon vieux, tu tenais une tuberculose carabinée hier soir…, ça va mieux ?

On le tutoyait donc ; parfait ! Après un mouvement de recul, il se dit qu’au fond, il y avait longtemps que ça ne lui était pas arrivé et que ça faisait du bien. Peut-être avait-il tort de grossir démesurément « cette chose » qui s’était produite la veille. À travers les glaces, il revoyait les amoureux commencer leur manège, auxquels s’étaient jointes sans doute les deux filles du Chemin Grattepain, mais il se sentait hors du coup, du côté où l’on mûrit chaleureusement les grands problèmes et où l’on va par son sentier propre jusqu’au fond des choses.

— Qu’est-ce que je te sers ?… Un Picon-bière comme cette nuit ?

Un rire provocant soulignait l’offre. Fouquet réprima un frisson, mais releva le défi :

— Du même, comme toujours ! répondit-il, un Picon-bière…

— Tu vas te rendre malade, dit sournoisement Esnault en ouvrant les bouteilles, et c’est encore moi qui vais me faire gronder.

L’ennuyeux, c’est que Fouquet ne savait pas s’il devait tutoyer.

— J’ai reçu la visite de Quentin, ajouta Esnault comme s’il n’y attachait aucune importance. À ce que je vois, tu n’as pas encore gagné ton pari…

— Mon pari ?

— Tu as juré que tu parviendrais à lui refaire boire le coup avec toi. Tu disais : « Les gros fauves de cette espèce-là sont jugés du premier coup d’œil ; je les châtie d’abord au Martini-gin ; ensuite, je les fais venir sur l’étoffe en liant cinq ou six passes de je ne sais plus quoi au mandarin-eu et, tout de suite, une estocade entière au calvados… » Alors ?

— C’est vrai, dit un individu, j’étais là…

Il était là celui-là, avec son sourire crénelé par les chicots. Et la grosse Simone aussi, qui roulait des yeux mouillés de milliardaire américaine à qui Dominguin vient de dédier son prochain taureau.

— De plus forts s’y sont cassé les dents, souligna le tondeur de pelouse que Fouquet avait aperçu le matin dans le Chemin Grattepain, et qui était peut-être le père des deux filles.

Fouquet flaira la méchante passion où commençait de s’exalter la fermentation collective. On l’attendait au huitième travail d’Hercule, à la corrida champêtre avec matador venu de l’extérieur, à l’affiche : Thésée contre Minotaure. Ce bourg pourrissant manquait de distractions. « Je suis un salaud », pensa-t-il. Et pourtant, d’où venait qu’il ne repoussât pas entièrement la gageure et qu’il sentît obscurément que sa perversité jouait un rôle nécessaire dans la fatalité de Quentin ?

— Qu’est-ce qu’il est venu vous dire ?

— Que tu avais été souffrant.

— Ça n’est pas vrai.

— Si ; si… Qu’il était responsable de toi… C’est même étonnant, parce que ce n’est pas son genre de s’occuper des gens. Là, tu peux dire que tu as un copain.

« De quoi se mêle-t-il, grondait Fouquet, j’ai trente-cinq ans, je suis un homme, je suis libre. » Quentin tombait dans la même erreur que les autres : il constatait Gabriel comme un ivrogne. Si ce fait devenait admis, c’en était fini, les dernières défenses tombaient. Claire, dans sa sévérité même, acceptait en quelque sorte le penchant de Fouquet, lui donnant un point d’appui, du répondant, le droit de cité ; ce qu’il aurait fallu, c’était le nier. En heurtant une censure chez Quentin, il se sentait redevenir un fraudeur.

— Un autre Picon, s’il vous plaît.

— Attention, rigola Esnault, on vient te chercher.

Se tournant d’un bloc, Fouquet eut le temps de voir passer dans une lente dérive la figure de Quentin, épais fantôme venant buter aux parois d’un aquarium.

— Il n’a pas eu le culot d’entrer, dit-il sans gaieté, presque à regret.

Car il avait lu dans le regard de ce juge une détresse suppliante, non pas envieuse, mais plutôt semblable à celle qu’il avait rencontrée dans les yeux de Marie, un jour sur les rochers, quand elle devinait que François et Monique fumaient dans le blockhaus et qu’elle se sentait exclue de leur complicité. Cette jalousie discrète, réfléchie dans un tel miroir, le troubla.

— Il ne demande peut-être pas mieux que d’être avec nous, dit-il.

— Ça se saurait, fit Esnault. Cet homme-là, c’est un orgueilleux. Il s’est retranché de la communauté : bonsoir ! Je comprends qu’on n’aille pas au bistrot, enfin je comprends : j’admets. Ceux qui n’ont pas le besoin de s’informer de leur prochain et de se serrer les coudes sont plutôt à plaindre. Mais qu’on quitte le banquet, ça je ne pardonne pas… Allez, on te garde avec nous pour manger quelques petits oiseaux que notre ami Tourrette a ramenés de la chasse ; ils peuvent se rôtir du jour même.

Ce Tourrette, un opulent gaillard au visage de porcelaine hérissé d’une étonnante moustache, était réconfortant. Fouquet se laissa convaincre, songeant que Quentin avait tort d’élever une barrière entre soi et le canton le plus charnu de l’existence. De quoi se plaignait-il, puisqu’on continuait de l’inviter à participer et qu’il refusait délibérément ? Malgré son peu d’appétit, Fouquet mangea beaucoup, la plupart du temps avec ses doigts et but davantage encore, transfiguré par la ripaille.

Très tard, il eut des scrupules, la mauvaise conscience diffuse que Quentin – et c’était incroyable, non ? – devait s’inquiéter. Il prit congé avec amertume et regagna le Stella, en se répétant tout le long du chemin qu’il était redevenu une sorte de citoyen d’honneur de Tigreville.

Au rez-de-chaussée de l’hôtel, la lumière était encore allumée dans le petit bureau de la réception. Traversant le jardin, il vit Quentin à travers la fenêtre, penché sur ses grands livres, comme Gisèle jadis, comme Claire naguère… et l’image lui en fut intolérable. Il faudrait recourir à une explication.

Lorsqu’il repoussa la porte derrière lui, Quentin se leva, referma ostensiblement ses registres pour marquer qu’il l’avait attendu et lui dit :

— J’ai réservé une très vieille bouteille de cognac. Acceptez-vous un petit verre ?